Waswanipi. Ce mot magnifique peut être traduit ainsi : « lumières sur l’eau », car autrefois, les Cris utilisaient des torches d’écorce de bouleau comme source d’éclairage lorsqu’ils harponnaient des esturgeons la nuit. Waswanipi, c’est aussi le nom d’une rivière et celui de la communauté crie qui vit sur ses berges.
Un compte rendu de Mathieu Lavigne
Waswanipi, c’est de plus le titre du récit que fait Jean-Yves Soucy de l’été de ses 18 ans. C’est-à-dire l’été 1963, saison qui sera pour l’auteur celle d’une plongée dans la culture et le mode de vie des Cris, et plus particulièrement de ses guides, Tommy Gull et William Saganash. Au fil des expéditions en canot qui ponctuent ce boulot d’été octroyé par le ministère des Terres et Forêts, le jeune Jean-Yves développera avec ses mentors une relation empreinte d’un profond respect mutuel, enracinée dans l’humour. Elle pourra prendre forme, cette relation, grâce à l’humilité du jeune Soucy, qui s’ouvre à ce nouveau monde avec enthousiasme et candeur.

Une certaine insouciance plane au fil de ces pages, puis se manifestent l’ombre du pensionnat et la crainte d’une perte des traditions. Tommy et William posent alors sur leur monde en changement deux regards différents. Le premier lancera, en langue crie : « Le gouvernement nous enlève nos enfants chaque automne et les ramène l’été suivant. L’école… Ils ne suivent plus leurs parents l’hiver sur le territoire de chasse. Ils n’apprennent plus à chasser, à trapper, à préparer les peaux. Ils ne savent plus comment vivre en forêt, il ne connaissent plus nos traditions. […] Être sans traditions, c’est comme descendre un rapide en canot sans moteur et sans pagaie. » (p. 68) De son côté, William ajoutera, en anglais : « Le monde des Blancs s’étend de plus en plus et gruge celui des Amérindiens. Finalement, l’école est peut-être un mal nécessaire. Il faut connaître le monde des Blancs, acquérir ce qu’ils savent pour pouvoir leur tenir tête, savoir comment négocier avec eux. Pas essayer de devenir des Blancs, mais apprendre une nouvelle façon de vivre comme Cris. » (p. 70) C’est d’ailleurs un peu ce que tentera de faire le fils de William, Romeo Saganash, qui a joué un rôle majeur dans les négociations de la Paix des Braves, signée le 7 février 2002 entre le gouvernement du Québec et le Grand Conseil des Cris.
Une séquence de ce bref récit est particulièrement déroutante. Rappelons qu’à l’époque, les personnes autochtones n’ont pas le droit d’acheter de l’alcool, et que c’est une infraction criminelle de leur en vendre (1). Jean-Yves et son collègue acceptent donc d’aller chercher à Desmaraisville une importante cargaison de bière pour une noce qui aura lieu au village. Celle-ci est joyeuse et suivie d’un festin bien arrosé. La fête durera jusqu’au dimanche soir. Puis, le lundi matin, Jean-Yves Soucy observe : « Un spectacle nous surprend : tous les hommes valides se promènent lentement, penchés vers le sol, tendant parfois le bras pour cueillir un objet. M. Lloyd [commis chargé du poste de la Hudson’s Bay Company] nous explique qu’ils ramassent les bouteilles, les capsules et même les tessons afin de les immerger dans le lac, loin de la rive. Ils craignent une visite toujours possible d’agents de la Gendarmerie royale. Cette scène me frappe : je trouve que ces hommes ont l’air d’enfants coupables qui ne veulent pas être pris en faute. Cela me fait mal, y voyant la marque d’une profonde injustice. » (p. 82-83) L’image est forte et nous rappelle que la Loi sur les Indiens traite les Autochtones comme des mineurs sous tutelle.
Romeo Saganash signe enfin une postface émouvante, complétant en quelque sorte le récit de l’auteur, décédé avant de terminer cet ouvrage. Il pose dans ces pages un regard émouvant sur son père William. Il évoque les derniers moments passés avec celui qui fut son héros, mort alors que l’ancien député à la Chambre des communes n’avait que 8 ans et résidait au pensionnat depuis peu. Il y va de ces mots, puissants : « Une fois parti avec tous les enfants du village, l’agent du ministère des Affaires indiennes ignorait sans doute le silence atroce laissé derrière, dans ces villages sans les rires et la joie des enfants. » (p. 111)
Le livre Waswanipi de Jean-Yves Soucy nous permet donc de plonger dans ce qui fut, en quelque sorte, le début d’un dialogue à poursuivre. Que le silence fasse place aux paroles transformatrices, aux sons des rencontres. Que le seul silence présent soit celui de l’écoute.
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1. « Depuis le début de la colonisation et jusqu’en 1971 (arrêt Drybones), les lois allochtones ont imposé des restrictions d’accès à l’alcool pour les autochtones, les traitant comme des gens incapables de se contrôler. » (Marie-Pierre Bousquet, « De la pensée holistique à l’Indian Time : dix stéréotypes à éviter sur les Amérindiens », Nouvelles pratiques sociales, vol. 24, n° 2, 2012, p. 222)