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Deux regards sur le livre Kukum de Michel Jean

Par la magie du roman, Michel Jean nous fait entrer dans l’intimité de sa famille, de son peuple. L’auteur met en lumière les valeurs de la nation innue : humanité, force, débrouillardise, transparence, communion du cœur, solidarité du clan. Vivant avec la nature, les Innus en ont intégré le rythme, la douceur et le courage d’affronter la rigueur des saisons. Deux points de vue sur le livre Kukum (Libre Expression, 2019, 224 pages).

Premier compte rendu

par Frédéric Barriault

Figure bien connue dans le paysage médiatique québécois, le journaliste et auteur Michel Jean signe un livre non seulement magnifique mais essentiel dans ce Québec qui peine encore à prendre toute la mesure du racisme systémique et du colonialisme à l’œuvre dans la Belle Province. Récit autobiographique écrit à la première personne, Kukum raconte l’histoire d’amour entre une orpheline canadienne-française appelée Almanda et un jeune chasseur innu du nom de Thomas Siméon. Amour improbable dans un Québec vivant à l’heure du mythe de Dollard des Ormeaux et du mépris envers les Sauvages. Revisitant à sa manière l’histoire de sa grand-mère (kukum en innu-aimun) et celle de sa région natale, le chef d’antenne de TVA nous propose une incursion dans la portion occidentale du Nitassinan, celle des rivages et de l’arrière-pays du Lac-Saint-Jean, que les Innus appellent poétiquement Pekuakami.

Le cadre n’est pas banal : la belle Almanda est la fille adoptive de colons défricheurs de Saint-Prime, village du front pionnier qui deviendra bientôt l’un des fleurons de l’agriculture et de l’industrie laitière de la région (dont la prestigieuse fromagerie Perron est le porte-étendard). Thomas est, quant à lui, le fils de Malek Siméon, chasseur, trappeur et chef de clan innu originaire de Pessamit sur la Côte-Nord et établi au Pekuakami, où il a pris femme et racine. Cadre d’autant plus fascinant que le récit se passe pour l’essentiel dans l’arrière-pays de Péribonka. Mais d’un tout autre Péribonka que celui qui est raconté par Louis Hémon dans Maria Chapdelaine. Comme si Michel Jean avait voulu prendre à rebours la trame colonialiste du mythique roman de la terre canadien-français : refusant d’être cantonnée à sort et à son terroir, Almanda décide d’unir sa destinée à celle de Thomas, un François Paradis à la peau cuivrée et aux cheveux de jais parlant l’innu-aimun. Après leur mariage à l’église de Mashteuiatsh, les tourtereaux vivent l’existence rude mais libre des nomades innus dans l’arrière-pays jeannois.

Dans une prose aussi suave qu’agile, Michel Jean nous raconte l’intégration progressive d’Almanda aux us et coutumes des Innus, sous fond d’amour passionné avec Thomas, son clan et bientôt leurs enfants, dans leurs pérégrinations sur les territoires de chasse et de pêche du Péribonka. Kukum est une histoire du lien : les liens d’amour et de solidarité entre les deux époux, puis envers la famille et le clan; les liens de réciprocité et d’interdépendance entre les Innus et le territoire où ils vivent et dont ils vivent, dans une harmonie avec les écosystèmes.

Œuvre décoloniale à sa manière, le roman n’élude pas la brutale dépossession des Innus de même que leur aliénation croissante, alors que le rouleau compresseur colonial et le génocide culturel détruisent le mode de vie et la dignité des nomades du Pekuakami. Michel Jean mise toutefois sur une réconciliation et un début de réparation : à la différence du ton caustique de Serge Bouchard (dans Le Peuple rieur) ou d’An Antane Kapesh (dans Je suis une maudite sauvagesse), l’auteur insiste sur ce monde commun et partagé entre la Blanche catholique qu’est Almanda et les Innus christianisés que sont la famille de Thomas. On y découvre le christianisme syncrétique et saisonnier décrit par les anthropologues au cours des dernières décennies, où les mythes et rites traditionnels innus vont main dans la main avec messe catholique, lecture de la Bible (qu’Almanda a apportée dans ses bagages et lit à ses enfants), récitation du chapelet et dévotion à Kukum sainte Anne, la patronne des Innus.

Leonard Cohen disait jadis qu’il y a une fissure en toute chose et que celle-ci permet à la lumière de pénétrer et d’illuminer nos vies. Puisse la lumière nous pousser à réparer cette histoire brisée, et que nous, Québécois, membres du peuple de Jean-Baptiste, imitions notre saint patron le Précurseur et entendions la voix de ceux qui ont « crié dans le désert »; que nous nous livrions à « un baptême de conversion pour le pardon des péchés », que nous « redressions les sentiers », « aplanissions les ravins » (Luc 3, 1-6) et abattions les murs qui ont avili et souillé nos relations avec nos frères et sœurs innus.

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Frédéric Barriault est responsable de la recherche du Centre justice et foi, le centre d’analyse sociale des Jésuites du Canada. Il est membre du comité de rédaction de la revue Relations et du Conseil Église et Société de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec. Historien de formation, spécialiste de l’histoire du catholicisme, il est rédacteur en chef du site Mémoire du christianisme social au Québec (mcsq.ca). Il est également chroniqueur à l’émission Foi et Turbulences de l’Institut de pastorale des Dominicains, diffusée sur les ondes de Radio VM.
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Deuxième compte rendu

par sœur Renelle Lasalle, ss.cc.j.m.

J’ai beaucoup apprécié ce livre. D’abord, le style fluide, facile d’accès, presque mélodique de l’écriture. On a l’impression de se promener en canot en lisant cette belle histoire d’amour : voir, sentir, écouter, palper la vie en forêt, tout en communiant au vécu relationnel des personnages si bien décrits. Les images sont très belles, douces même si la réalité est difficile. Ayant personnellement vécu pendant 10 ans avec les Anishnabek en Abitibi, j’ai été surprise de me retrouver en terrain connu. J’ai reconnu dans ces pages l’authenticité des relations que j’ai pu vivre auprès des personnes autochtones que j’ai côtoyées. J’y ai retrouvé l’importance du silence qui devient communion et la complicité du non-dit. Ce roman m’a fait revivre le meilleur de ce que j’ai vécu auprès des communautés de Lac-Simon et de Kitcisakik notamment. En forêt, le silence, les regards, les attitudes parlent plus que les paroles. Innus et Anishnabek : deux nations, deux langues, et pourtant les mêmes expériences, le même mode de vie, les mêmes attitudes, le même passé déchirant. Ce roman représente bien la vie des personnes autochtones du Nord du Québec

Ce roman m’a aussi permis de comprendre un peu mieux l’importance du territoire, lieu d’enracinement essentiel et incontournable pour les nations autochtones; concept hermétique pour l’allochtone que je suis. Combien faudra-t-il de romans pour que les citoyens et citoyennes du Québec et du Canada parviennent à saisir tout ce que représente le territoire pour les Autochtones, lieu de chasse, lieu définissant l’identité d’un peuple, lieu déterminant sa spiritualité et sa sagesse?

Les derniers chapitres du roman nous font vivre de l’intérieur la profondeur du drame et du désastre émotionnel qu’ont représenté les coupes à blanc des forêts par la colonisation et la « coupe à blanc » de la culture par les pensionnats. Sobrement et sans attiser la révolte, l’auteur nous fait comprendre le drame de la dépossession des terres et des âmes. Aucun lecteur ne peut refermer ce livre sans se remettre en question quant aux perceptions ou aux jugements qu’il porte sur les revendications territoriales des Premières Nations. Malgré l’horreur des faits, le livre ne vise pas à nourrir un sentiment de violence et de révolte contre les gouvernements passés et actuels. Il nous présente plutôt la résilience d’une femme qui se tient debout devant la compagnie de chemin de fer pour garder intacte sa maison, le seul territoire qui lui reste.

J’ai connu des gens blessés au sein de la communauté de Lac-Simon en Abitibi, des gens dont les plaies sont encore vives et qui ne savent que faire de la colère qui les ronge. J’ai aussi vu beaucoup de personnes qui ont fait la paix avec leurs souffrances et ne veulent plus la retourner contre eux ou leurs oppresseurs. Des gens dont j’admire la capacité de pardonner et de se tenir debout, des gens ouverts à l’étranger et désireux de créer des liens pacifiques et chaleureux. Michel Jean fait partie de cette catégorie. Il fait partie des grands humains que la Terre Mère a enfantés. Il mérite amplement le Prix littéraire France-Québec 2020 qu’il a remporté. En espérant que ce livre sera lu par des milliers de personnes, car ces pages sont plus fortes que la dynamite pour faire sauter les barrages culturels.

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Sœur Renelle Lasalle se dévoue depuis plus de 12 ans comme missionnaire auprès des communautés anichinabées de Kitcisakik et du Lac-Simon, en Abitibi-Témiscamingue. Elle est membre de la communauté religieuse des Sœurs des Saints Cœurs de Jésus et de Marie. Comme elle l’affirme, ce sont ces frères et sœurs autochtones qui l’ont humanisée, lui donnant le droit d’être pleinement humaine, sans artifice.

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1 Commentaire

  • Luc Paré
    Publié 13 février 2021 à 15 h 59 min

    Quel roman! Et en plus un roman rendant hommage à ses ancêtres ayant vécu une telle dépossession de leurs terres et de leur culture!

    Bravo et merci Michel Jean!

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