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Jeudi saint, saint jeudi

Image en bandeau : Lune derrière les nuages opaques | Photo : Pexels/Pixabay

Il y a quelques années, un soir de Jeudi saint, Sébastien Lafontaine, qui s’engage aujourd’hui dans les communautés anicinabek de Lac-Simon et de Kitcisakik, a vécu une rencontre transformatrice. Après avoir déambulé en soirée dans les rues de Val-d’Or, il décide de cogner à la porte d’un appartement où demeurent quelques membres des Premiers Peuples, « histoire de saluer une autre solitude », écrit-il. La porte s’ouvre, et un moment intense se dessine.

« Y a-t-il juste moi qui es tout seul ? »

Le ciel est parfois très opaque. Un fameux Jeudi saint 2019, je marchais, seul. En ville, le soir, c’est facile d’oublier la lumière de la Lune. Surtout quand il pleut et que l’heure est à la solitude. Depuis trop longtemps, je n’ai plus de repères quand arrive la Semaine sainte. Avec qui vais-je vivre ces moments importants; y aura-t-il seulement des offices dans la paroisse? J’entends la voix de Jésus me dire : « Laisse les morts enterrer leur mort, laisse les fidèles enterrer leur vie paroissiale moribonde. » Je tenais pour acquis la faible lumière qui éclairait la rue Perrault ce soir-là.

Par contre, mes oreilles contemplaient l’écoulement de l’eau, mon nez goûtait l’air frais du printemps. Au passage, j’avais jeté un coup d’œil vers l’appartement occupé par des autochtones près du cinéma, histoire de saluer une autre solitude. « Au moins, eux, ils sont seuls en gang. »

L’envers du décors

En ce jeudi soir du dernier repas, je vivais ma petite dose d’agonie. La solitude de Jésus au jardin des Oliviers dans mes godasses de charpentier, quelque part sur le bouclier canadien. D’autres humains qui ignorent Jésus à la brasserie du coin en guise de communauté. Après un peu de parlage joyeux et futile, une bière pour moi, une pour le Saint Sauveur, je revenais sur mon chemin dans la lumière humide et d’un pas tranquille. Ragaillardi par un peu de convivialité, j’ai pris mon courage à deux mains pour cogner chez « les indiens ».

On m’accueillit cordialement et simplement. L’entrée donnait sur un petit salon qui comptait six ou sept personnes. Encore trois ou quatre personnes se trouvaient à table un peu plus loin. Rien à manger et peu à boire. On me fit une place sur le sofa, juste en face d’un gaillard qui paraissait mal en point. Il y avait de l’alcool dans l’atmosphère, mais ce gars-là était en peine et visiblement troublé. Des conversations tranquilles faisaient leurs chemins dans la petite pièce, portées par des rires et d’autres accents algonquins. J’étais heureux d’être juste là à écouter, dans une sensation de fraternité si fragile. Soudainement, le gars en face de moi, qui se tenait visage vers le sol, remarque ma présence et se redresse brusquement en m’adressant des paroles sur un ton assez inquiétant. Je n’ai rien compris de ce qu’il m’a dit, mais l’atmosphère était déjà beaucoup moins futile qu’à la brasserie du coin. Les comparses ont eu tôt fait de le calmer à mon plus grand soulagement. J’ai eu peur ! D’abord rassuré d’avoir été défendu si promptement de ce qui semblait une menace imminente, j’ai été surtout touché de sentir que j’avais une place dans le décor.

Comme j’habite à quelques rues de là, je passe quotidiennement devant cet appartement à pied, en vélo ou en auto. Il y a un banc juste devant la porte, et les locataires en profitent bien, ce qui fait que j’ai eu souvent l’occasion de les saluer et même d’avoir quelques conversations. Dans notre ville aseptisée, les autochtones font partie du paysage, mais surtout comme figurants. Ce soir, je me sens le visage très pâle. Après un certain temps, mon copain d’en face reprend ses airs d’affrontement. Cette fois, il me menace du poing en vociférant contre les Blancs, mais je sens qu’il ne m’agressera pas. Je vois bien que sa colère vogue sur un grand lac de peine. Je suis tout de même content que ses amis le calment de nouveau. C’est là que l’un d’eux m’explique la situation : l’autre soir, son frère s’est fait tabasser par trois blancs; il est dans le coma depuis trois jours. Un court silence me parut très long. Je me suis demandé s’il était temps d’abréger ma visite, comme un Judas qui se trouve autre chose à faire quand l’atmosphère devient trop lourde, qui devient complice du pire malgré lui. Les gens présents dans l’appartement savaient que j’étais un blanc, et non « les Blancs ». Cet homme, attristé par l’état de son frère, le savait aussi. Il savait aussi clairement que me frapper n’allait rien arranger, mais il ne savait pas quoi faire avec sa peine.

Une rencontre

La lumière de la Lune faisait son chemin. Ma météo intérieure était à l’image du temps qu’il faisait sur la rue Perrault. Je ne savais pas quoi faire de moi-même. La scène prenait d’autres dimensions. Le décor se déployait autour de moi avec des nuages qui survolaient le bouclier canadien et la tourmente abitibienne. Je n’étais plus, bien malgré moi, qu’un simple figurant; j’étais « le blanc », et j’ai imploré saint Jésus du Jeudi saint de m’éclairer. Il m’est arrivé quelquefois dans ma vie, rarement, de m’en remettre au Seigneur avec un tel abandon. Je me suis mis à agir sans me poser aucune question; sur-le-champ et d’un pas sûr, j’ai marché vers l’évier de la cuisine au fond de la pièce, trouvé un chiffon, une petite éponge et un bac de plastique dans lequel j’ai mis de l’eau tiède. Revenu en face de l’homme, je me suis agenouillé et lui ai demandé : « Me fais-tu confiance ? Veux-tu me laisser faire ? » Quelqu’un a traduit en anglais. Je voyais bien l’interrogation dans son regard. En guise de réponse, je lui ai enlevé une chaussure, puis l’autre. J’ai mis ses deux pieds dans le bac et les ai lavés avec l’éponge, lui ai séché les pieds avec le chiffon et lui ai remis ses bas et ses chaussures. Voilà.

Son visage s’est remplit de joie. Il m’a demandé en anglais : « Comment as-tu su ce qu’il fallait faire ? You washed all my anger away ! (Tu m’as lavé de ma colère !)

Moi, je ne savais pas. C’est Dieu qui m’a montré.

Une étincelle dans un soir pluvieux où la sainteté de Dieu peut passer par qui il veut, même un simple serviteur inutile. Pourquoi pas ?

Ça me fait du bien de mettre ces souvenirs par écrit, et je vous dis : « Notre Seigneur fait son chemin. »

Joyeuses Pâques 2023 !

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