Le christianisme qu’ont adopté les Innus après l’implantation française en Nouvelle-France s’est établi sur le fondement de leur spiritualité traditionnelle. Comment celle-ci se présentait-elle? La théologienne Anne Doran répond à cette question à partir d’une analyse de la prière innue.
La spiritualité traditionnelle innue se caractérisait d’abord essentiellement par une perception du monde fondée sur le don. Pour les Innus, le monde donne la vie à tous les êtres qui l’habitent. Cette vie reçue du monde se perpétue à partir des liens de don qui s’établissent entre les différents êtres, liens de don qui suscitent l’avancée de la vie et permettent au monde de continuer à porter tous ces êtres. Le fonctionnement du monde repose donc essentiellement sur le don.
Les Innus vivent dans un monde rempli d’une multitude d’entités spirituelles rattachées aux différents êtres qui l’habitent. L’anthropologue Frank Speck, au début du XXe siècle, parlera de l’intensité de la quête spirituelle de ce peuple, qui se fera essentiellement à partir de son activité de chasseur, puisque l’attention à la nature environnante qu’elle exige pour réussir pourra en même temps lui dévoiler le fondement spirituel lié à tout élément du visible.
L’humain qui partage cette double appartenance de chaque entité a lui aussi un fondement spirituel à la racine de son être : son Mistapeu. Toute la vie se déploie ainsi à partir de l’union intime entre le chasseur innu et son Mistapeu : le lien qu’il développera avec lui permettra à ce dernier d’intervenir auprès des différentes réalités spirituelles présentes dans le monde pour qu’elles accordent à son correspondant tout ce que requiert l’avancée de la vie.
Le changement le plus profond de perspective qu’entraîne la conversion au christianisme tient au fait que le monde n’est plus habité par cette multitude de réalités spirituelles avec lesquelles toute entité intramondaine le mettait en contact, mais qu’il relève désormais d’une instance créatrice unique, située hors du monde et difficile à cerner, puisqu’elle ne se manifeste pas à partir d’une quelconque appartenance au monde. Comment donc l’Innu va-t-il pouvoir retrouver le lien si fondamental qu’avait sa vie avec le spirituel?
Si, en se convertissant au christianisme, les Innus perdent leur lien à la sacralité du monde, ils restent pourtant dans l’ordre du don qui marquait la culture traditionnelle: le don relève maintenant de Dieu, mais les valeurs traditionnelles de générosité, d’entraide et de partage qui sont celles de leur culture axée sur le don s’avèrent aussi des valeurs fondamentales dans le christianisme qui s’affirme ainsi comme fondé sur le don.
En plus de cet appui commun aux deux appréhensions du réel qui permettra une continuité avec la spiritualité traditionnelle dans le passage à la foi nouvelle, le christianisme innu cherchera à retrouver les assises qui appuyaient sa quête antérieure : cette communion constante qu’a chaque personne avec la part spirituelle de son être, en s’attachant à cette présence d’un Dieu aimant au cœur même de son être, avec qui elle voudra, dans la prière, maintenir un lien continu. Lien qui est celui même de la vie accordée dans une ouverture au spirituel, et dont elle avait éprouvé la pleine nécessité dans ses rapports avec son Mestapeu, et qui rapproche de son être la transcendance de Dieu vers qui se reporte maintenant sa quête, au plus proche de l’immanence traditionnelle. La prière innue fait constamment appel à cette présence de Dieu.
Dans ces prières, on s’adresse à Dieu en disant : « Toi qui as tout fait pousser, toi qui as tout achevé. » On le conçoit donc fondamentalement comme l’auteur de la création, celle-ci se présentant comme un processus, comme une réalité en perpétuelle voie d’accomplissement, à la manière dont la vie se comprend dans la culture traditionnelle, c’est-à-dire comme « une naissance continue », ainsi que la décrit un chasseur cri. Dieu créateur est ainsi perçu comme celui qui donne constamment vie à celui qu’il ne cesse de créer. C’est ce qu’on voit, spontanément exprimé, dans cette prière innue : « C’est parce que tu m’aimes tellement, c’est ça qui me fait vivre en ce moment même. » Le simple constat de la vie qui l’anime et se maintient à chaque instant assure donc au priant qu’il est porté par l’amour de Dieu!
La création se présente ainsi comme le fondement qui met en œuvre son alliance avec les humains et l’archétype de toutes les actions qu’il pose envers eux. La vie de chaque humain témoigne ainsi de la persistance du geste amoureux qui a suscité son existence, l’incitant à poursuivre son avancée, même en se sachant pécheur. La rédemption sera aussi comprise comme un élément de soutien à l’appel créateur, et non comme un recommencement absolu, nécessité par l’échec de la faute humaine. Ainsi trouve-t-on dans cette même prière : « Toi qui m’as achevé, je suis ce que tu as fait de moi, qui m’as délivré en donnant ton Fils Jésus pour qu’il meure, tu m’as appelé… » Le geste rédempteur du Christ vient donc appuyer une visée créatrice et soutenir le don fait à l’humain d’une vie à développer jusqu’au partage total de sa propre vie divine qui renvoie à une présence éternelle à Lui : « Qu’il y ait dans mon cœur seulement un immense amour pour toi toujours ici sur terre et toujours toujours là au ciel » (111) : quête d’une présence actuelle qui mènera à une présence plénière et éternelle. L’eschatologie est aussi très présente dans la prière chrétienne innue.
Mais sur quoi, dans son adhésion au christianisme, la prière innue appuie-t-elle maintenant sa visée d’une avancée de la vie?
Regardons ce que le chef du groupe de chasse familial qu’accompagnait le père Le Jeune à l’hiver 1634 lui disait, à un moment où les prises de gibier se faisaient rares et où cette situation affectait sa santé : « Considère que voici un beau pays. Aime-le. Si tu l’aimes, tu t’y plairas. Si tu t’y plais, tu te réjouiras. Si tu te réjouis, tu guériras. » C’est bien le lien avec le pays et l’amour qui l’appuyait et allait lui permettre de guérir, c’est-à-dire l’ouvrir pleinement à la réception de la vie. L’amour, fondant la capacité de recevoir la plénitude du don de la vie que portait le monde, s’avérait porteur du dynamisme fondamental menant la vie à l’avant de soi. C’est cette même conscience du dynamisme de l’amour qui va susciter cette invention étonnante de la prière innue : demander l’amour pour pouvoir le rendre. Elle apparaît dans sa forme la plus évidente dans cette invocation qui termine une prière où l’amour de Dieu a déjà été invoqué tout au long de son déroulement et qui se termine sur ces mots : « Ô Papa, aime-moi jusqu’à ce que je t’aime de tout mon cœur. » Pour répondre à l’immensité de l’amour de Dieu, on doit lui demander plus d’amour, puisque c’est ce qui appuie tout lien et toute avancée de la vie!
La prière innue s’appuie donc sur une énergétique de l’amour : la vie peut croître et se déployer à la mesure de l’amour reçu de celui qui crée l’humain pour le mener vers lui jusqu’à ce qu’il puisse se retrouver dans la pleine présence éternelle, c’est-à-dire « toujours toujours » dans la langue innue. La prière innue, totalement centrée sur l’amour, est ainsi une prière aux consonances mystiques où l’être s’abandonne à Dieu dans la confiance de l’amour dont il se sait l’objet.
Il n’y aurait alors que l’amour pour combler la distance et rétablir la présence au cœur de l’humain, et cette réalité constituerait l’intuition fondamentale de la prière innue.

Anne Doran est professeure à l’Institut de pastorale des Dominicains de Montréal. Responsable de la section spiritualité, elle travaille sur la pensée du don chez les Innus, les Pères de l’Église et en phénoménologie. Spécialiste de la culture innue traditionnelle et chrétienne, elle est l’auteure de Spiritualité traditionnelle et christianisme chez les Montagnais (L’Harmattan, 2006) et de Une spiritualité du don : pensée innue, philosophie et christianisme en dialogue (Novalis, 2020).