En inuktitut, Nirliit, titre du premier et beau roman de Juliana Léveillé-Trudel, signifie « les oies ». Comme ces oiseaux migrateurs, une jeune femme du Sud fait souvent le voyage vers le village de Salluit, situé sur le 62e parallèle, près du détroit d’Hudson, dans le Nunavik. De retour depuis peu dans cette contrée inuite pour vivre avec les gens et s’occuper des enfants, comme elle le fait chaque été depuis quelques années, elle découvre que son amie Eva a disparu. Son corps est maintenant à la dérive dans les eaux du fjord, mais son esprit demeure présent partout… Devant ce vide qu’Eva laisse, la narratrice commence à lui confier ses pensées, à lui faire le compte rendu de ce qui se passe au village, à lui parler de son fils à elle, Elijah, la force de la vie et de la continuité après le passage de la mort.
Devant cette violence qui sévit « entre les murs de ces maisons presque identiques » et qui parfois nous dépasse, elle se demande « comment on fait pour guérir son cœur ». Elle poursuit ses activités, prend soin des enfants qui peuplent ses journées, se fait ainsi la voix des petites filles inuites.
La vie est rude à Salluit, et le climat impitoyable. Le paysage, souvent grandiose et saisissant. Mais les conditions de vie demeurent inacceptables. Sans espoir, sans avenir. Désœuvrés, plusieurs des habitants de la place s’enivrent, essayant tant bien que mal de panser leurs plaies. S’en suivent des bagarres, des accidents, des abus de toutes sortes. L’ennui poussent les jeunes dans les bras l’un de l’autre, et les jeunes filles mettent au monde des enfants dont elles seront incapables de prendre soin. Les femmes, elles, rêvent d’un ailleurs, d’une autre vie : elles succombent au charme des Blancs qui viennent travailler quelque temps à Salluit… La narratrice nous livrera avec émotion cette réalité et prendra Eva à témoin. Elle criera sa révolte et sa colère devant le sort réservé aux filles.
Juliana Léveillé-Trudel, qui travaille dans le domaine de l’éducation au Nunavut depuis 2011, livre un récit poignant rempli de compassion et de tendresse, rude comme la toundra, qui nous fait voir la « beauté en forme de coup de poing dans le ventre » qu’exhale le Nord. Elle y raconte sans fard la vie des Inuits avec un regard à la fois implacable et tendre, lucide et gonflé d’amour. Un témoignage précieux et nécessaire. Un cri d’amour pour un peuple qui se meurt et qu’elle voudrait voir vivant. Un roman superbe.
La peuplade, 2015