Image en bandeau : Un mot qui fait jaser | Photo : Alex Shute/Unsplash
Ce troisième volet1 de notre réflexion sur la mission aujourd’hui s’intéresse au problème soulevé par les missionnaires, dès avant Vatican II, de l’incompréhension du langage ecclésial par des peuples qui ne partagent pas la culture des missionnaires venus des pays européens et nord-américains.
Cette prise de conscience a été l’occasion de réaliser la place et l’importance de la culture dans le processus d’humanisation lui-même et dans la transmission de la foi. Les évêques du Québec, dans un texte de 1999, reconnaissaient que le peu d’impact de l’annonce de l’Évangile n’était pas dû au fait que l’Église du Québec manquait de zèle. Il était plutôt tributaire de « l’écart qui s’est creusé entre les pratiques ecclésiales et la culture actuelle2 ». Ils invitaient alors à renouveler et à actualiser notre discours et nos pratiques ecclésiales en fonction de la nouvelle culture. Plus de vingt ans après, alors que nous découvrons de plus en plus les implications de la rencontre des cultures dans le contexte de la mondialisation, l’inculturation devient une question incontournable pour toute entreprise d’annonce et de communication de la foi.
Le contexte d’apparition du mot
L’inculturation n’est pas en soi une donnée nouvelle. Dès sa naissance, le christianisme s’est inculturé aux diverses situations culturelles (romaine, grecque, syriaque, copte, etc.). On observe ce phénomène dès le Premier Testament qui conserve des traces des cultures de l’époque : la circoncision est, à l’origine, un rite d’initiation au mariage propre aux cultes totémiques. Le sacrifice de la Pâque est un sacrifice de printemps chez les nomades partant en transhumance. Le processus d’inculturation se poursuit dans le Nouveau Testament. En effet, les quatre versions de l’unique évangile, sont écrites en fonction des particularités culturelles et contextuelles des communautés locales. Les débats de Jésus avec les pharisiens et les conflits entre judéo-chrétiens et païens convertis illustrent l’épineux problème qu’est le passage de la foi d’une culture à une autre : problème de la fidélité aux données de la foi qui rencontre divers groupes humains. L’histoire de l’Église ne cesse de rappeler la difficulté à exprimer le message de l’Évangile en se servant des concepts et des langues des divers peuples.
Si la réalité de l’inculturation est une réalité aussi ancienne que celle de l’histoire du salut, ce n’est que récemment qu’on en a pris conscience de façon explicite. En effet, la rencontre missionnaire des vieilles chrétientés d’Europe avec des peuples aux cultures et aux croyances différentes, ainsi que l’option de Vatican II en faveur d’une Église en lien étroit avec le monde de ce temps, ont rendu plus évidente l’importance de l’enracinement culturel du message du salut. À la fin des années 1960, il est devenu clair pour l’Église que la chrétienté n’était plus centrée sur l’Europe, mais désormais sur l’ensemble des pays de la planète.
L’inculturation, qu’est-ce à dire ?
Le mot lui-même apparaît en réaction aux anciens termes d’accommodation, d’indigénisation et d’adaptation qui ne renvoyaient finalement qu’à des aménagements de formes. L’inculturation vise un enracinement beaucoup plus profond du christianisme au sein d’une culture. Elle souligne la nécessité pour la foi de germer et de croître au sein même des cultures. Pour cela, l’image biblique de la semence est plus pertinente que celle de la greffe. Il y a une logique propre de l’Évangile semé dans une culture étrangère. Le témoin de l’Évangile jette la semence en terre. Qu’il dorme ou qu’il se lève, nuit et jour, la semence germe et croît sans qu’il sache comment. C’est pourquoi le langage de l’adaptation est toujours insuffisant. L’Église n’est ni le sujet ni l’objet de l’inculturation. L’action se situe sur le plan de la rencontre entre le dynamisme de l’Évangile et une culture particulière. Cette rencontre produira une nouvelle Église, une figure historique du christianisme, une création inédite de l’Esprit du Christ.
L’ancien général des Jésuites, le père Pedro Arrupe, donne la définition peut-être la plus adéquate de l’inculturation :
L’inculturation est l’incarnation de la vie et du message chrétiens dans une ère culturelle concrète, en sorte que non seulement cette expérience s’exprime avec les éléments propices à la culture en question (ce ne serait alors qu’une adaptation superficielle), mais encore que cette même expérience se transforme en principe d’inspiration, à la fois norme et force d’unification, qui transforme et recrée cette culture, étant ainsi à l’origine d’une « nouvelle création »3.
Dans cette définition, on peut percevoir qu’il y a deux mouvements dans l’inculturation : l’inculturation du christianisme et la christianisation de la culture. Autrement dit, l’Évangile s’exprime à partir des éléments spécifiques de cette culture et à travers eux. Ensuite, l’Évangile se constitue comme une source d’inspiration créatrice capable de transformer la culture et de la relancer dans toutes ses dimensions.
D’une part, la culture interpelle le christianisme. Toute culture comporte la possibilité d’apporter de nouvelles formes inédites d’appropriation de l’Évangile à la vie des Églises traditionnelles. Elle peut produire, à partir de sa propre tradition vivante, des expressions originales de la vie, des célébrations et de la pensée chrétiennes. L’inculturation peut mener l’Église à découvrir des mystères de la foi précédemment ignorés. La relation entre le message chrétien et la culture est créative et dynamique. Elle réserve bien des surprises.
D’autre part, l’Évangile donne une nouvelle force à la culture. L’inculturation devient un principe actif par lequel la vie et le message de l’Évangile sont assimilés par une culture. Contenant un message de conversion, l’Évangile comporte une certaine rupture, une dimension critique. L’annonce évangélique coïncide avec une nouveauté dans le mode de pensée, l’imaginaire et la culture. L’important est de s’assurer que la rupture introduite tient bien à la nouveauté de l’Évangile, qui est toujours une interpellation pour les évidences ou la hiérarchie spontanée des valeurs du monde, et non pas aux formes culturelles et politiques d’une nation donnée qui apparaîtrait ainsi colonisatrice.
Le défi de la fidélité créatrice
Certains théologiens sont mal à l’aise avec l’inculturation, car, malgré ce que nous avons dit, elle évoquerait encore trop l’idée d’adaptation. Ils dénoncent le présupposé que l’annonce de la foi est encore formulée à partir du modèle du noyau et de son enveloppe. Or une conception de la foi moins notionnelle et plus expérientielle permet de mettre en lumière les véritables possibilités créatrices de l’inculturation.
Le terme d’adaptation pouvait suggérer l’idée d’une action périphérique, superficielle, par rapport à ce qui concerne l’essence de la mission chrétienne. L’adaptation serait une affaire de méthode ou de forme plutôt que de contenu. Le présupposé d’une telle façon de parler est celui d’une distinction entre un « noyau » et son « enveloppe ». Le dépôt de la foi, tel qu’il a été compris par l’Église occidentale pendant longtemps, serait le noyau parfait, tandis que le bagage culturel des peuples serait l’enveloppe remplaçable. Au cours du processus d’adaptation, le noyau devait rester intact tout en étant adapté formellement à la nouvelle culture.
Or la foi chrétienne n’a jamais existé autrement que « traduite » dans une culture. Il n’existe pas d’essence chrétienne à l’état pur. Il s’agit toujours d’un christianisme déjà inculturé et cela depuis les origines de l’Église. Le message chrétien a assumé la culture dominante de son lieu de naissance, c’est-à-dire les schèmes et le vocabulaire de la pensée sémitique et de la culture grecque. Mais il n’en est pas prisonnier.
Le christianisme est d’abord de l’ordre de l’existence. Quand on parle du message de l’Évangile, il faut dire que ce dernier est fait de certaines idées-forces qui conduisent à des pratiques signifiantes dans l’ordre de l’agir. Le père Edward Schillebeeckx aimait rappeler que, avant d’être « un message qui doit être cru, [le christianisme est] une expérience de foi qui devient annonce4 ». Une véritable inculturation du christianisme doit conduire à la réactualisation de l’expérience chrétienne fondamentale dont témoignent les textes du Nouveau Testament dans un autre contexte historique. Sans expérience renouvelée, il n’y a plus de transmission.
L’Église, dans son effort d’inculturation, est invitée à s’interroger sur son mode d’expression spontanée et à pratiquer un discernement entre les éléments fondamentaux du message chrétien et des éléments qui relèvent de la culture dominante à laquelle il s’est trouvé historiquement associé.
Toute culture est porteuse de valeurs précieuses. En assumant les valeurs positives d’une nouvelle culture, le processus d’inculturation offre la possibilité de créer de nouvelles figures du christianisme, en fidélité à l’expérience des premiers chrétiens. Comme nous y invite le théologien Claude Geffré, ces nouvelles figures peuvent être des propositions de foi, un certain capital symbolique, une structure institutionnelle ou une certaine normativité d’ordre éthique. Il s’agit d’être fidèle à ce qui est essentiel à l’expérience chrétienne qui nous a été transmise depuis les Apôtres. « Ce qui est requis, c’est cela qui suffit5. »
L’inculturation montre bien qu’entre l’Évangile et la culture, il est question d’un questionnement réciproque. Comme le dit un texte de la Commission théologique internationale en 1989 : « D’un côté, l’Évangile révèle à chaque culture et libère en elle la valeur dernière des valeurs qu’elle porte. De l’autre, chaque culture exprime l’Évangile de manière originale et en manifeste de nouveaux aspects6. »

Bruno Demers est un prêtre dominicain. Professeur associé à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est rattaché au secrétariat de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec. Il est également membre de l’Unité pastorale Sainte-Foy.
1 Commentaire
Renelle Lasalle
Merci pour cet article de fond. Après avoir vécu 12 ans au coeur de 2 communautés Anishnabek en l’Abitibi, je n’ai cessé de creuser cette notion d’inculturation et de créer pour rejoindre le coeur des gens. Surtout d’y découvrir d’y découvrir les ancrages du christianisme dans la culture et leur vie quotidienne. Leurs 7 valeurs coïncident presque mot pour mot aux béatitudes- leur compréhension du Dieu créateur nous stimule à nous convertir à notre façon de relire la Genèse à la lumière de Laudato Si. Leur façon de vivre le pardon des ennemis au quotidien, est très interpelant. Nous n’avons rien à leur apprendre, ils la vivent depuis des lunes… Leur souci de la 7e génération nous parle d’espérance. J’espère que vous continuerez à creuser votre réflexion. Les missionnaires sur le terrain en ont besoin plus que jamais.