Aller au contenu Aller à la barre latérale Atteindre le pied de page

L’ours noir, grand-père spirituel des bois

Le prédateur, la terreur des forêts noires, dont la férocité a été exagérée1, l’ours noir est tantôt craint, tantôt vénéré. Entre prudence et respect, lorsqu’on connaît bien l’animal, une autre réalité prend place, une relation devient possible entre la bête et l’homme. Chez de nombreux peuples autochtones, une vénération particulière lui est dévolue, faisant de l’ours noir une figure spirituelle emblématique et hautement symbolique2.

L’ours noir, figure iconique des mythologies autochtones

Mammifère sauvage, trapu et massif, l’ours, selon la classification innue du domaine des croyances, relève du maître3 Mashku, qui régit la classe des animaux terrestres d’été4 (en font également partie la marmotte, la mouffette). L’anthropologue Serge Bouchard en parle comme la première religion de l’homme. « Ceci est mon corps. Dieu sait qu’on m’a prié, invoqué, célébré. Moi qui fus le « festin à finir », Makousham, l’ours qu’il fallait tout manger en un seul repas, l’action de grâce, danse, tambour de la grande communion, étole de chef, cape de chamane, je mourais pour que tu vives, pour que ta famille vive. J’étais « petit grand-père », « petite grand-mère », la voie de toutes les renaissances. La vérité se trouvait dans la graisse, dans le sommeil profond, dans la force de l’ours noir, puissance du rêve et de l’esprit5. »

Les mythes et légendes l’impliquant abondent. En plus de pouvoir recevoir la visite d’une personne décédée récemment dans sa peau, l’ours6 se retrouve quelquefois acteur dans la création du monde7, ou encore comme parent adoptif. Ainsi en témoigne l’histoire « Les chasseurs d’ours » des Cris de Mistassini où un jeune garçon perdu en forêt est recueilli par un ours qui s’en fait le protecteur8. Chez les Abénakis, dans « L’enfant adopté par les ours9 », le jeune garçon devenu poilu comme un ours devient, à l’âge adulte, un grand chasseur. L’ours serait même responsable, avec son ennemi juré le chevreuil, du rougissement des feuilles des arbres en automne10.

Photo : Pascal Huot

La mort d’un ours cause toujours du mauvais temps

L’ours noir est surnommé nimushum, signifiant « grand-père » chez les Algonquins, en raison de sa forte ressemblance anatomique avec l’humain. Cette appellation témoigne de l’égard envers l’animal, car une grande importance est accordée aux aînés. Mathieu Mestokosho rappelle que l’ours est le seul animal à propos duquel les Anciens disaient qu’il ne fallait pas en tuer beaucoup. « Car l’ours est un peu un ami, il est très près de l’homme. Il a déjà passé un hiver et même plusieurs avec un Indien dans son terrier11. Cet homme ne marchait pas. Les Anciens racontaient ces histoires. On entendait beaucoup parler de celui qui a vécu avec son grand-père l’ours12. » Le chasseur innu souligne également que la mort d’un ours cause toujours du mauvais temps13. De plus, il ne faut jamais prononcer de propos offensant envers celui-ci, au risque de le regretter.

Lorsque l’animal est chassé, le respect est de mise. « Le Père Charlevoix, historien Jésuite, au Canada, vers 1720, rapporte que, ayant tué un ours, les nomades des bois avaient allumé une pipe, l’avaient introduite dans sa gueule, et lui avaient pieusement demandé pardon14. » On pouvait également lui insuffler de la fumée dans les narines, ou y déposer du tabac.

Les ossements doivent être traités avec déférence sous peine de représailles par l’animal qui ne se laissera plus abattre. L’historienne Russel-Aurore Bouchard, souligne que, bien « que chaque animal mérite le respect du chasseur, l’esprit de l’ours l’emporte sur tous et fait l’objet d’un culte. Pour éviter qu’il ne soit souillé par la dent d’un chien ou d’un autre prédateur, on suspend son crâne aux arbres, à côté ou devant la tente, pour que l’âme de la bête protège ses occupants15 ». Cela lui permettrait, de plus, de poursuivre son existence dans son habitat au-delà de la mort.

Photo : Pascal Huot

Les entrailles de l’animal, que l’on déposait dans le feu, étaient utilisées pour connaître l’issue des prochaines expéditions de chasse, et savoir si elles seraient aussi fructueuses! Le père Le Jeune en témoigne dans ses Relations des Jésuites en 1637 : ils « iettent le fiel de l’Ours dans le feu, pour voir s’il petillera, conjoncturans par ce bruit s’ils en prendront d’autres16 ».

Les matériaux utilisés pour la confection des objets du quotidien sont importants, car ils sont issus d’un univers vivant. La dent d’ours17 est vivante. Tout comme la peau de l’animal, qui avait plusieurs usages, servait généralement à recouvrir le fond des tentes18, car une fois transformée, elle conserve l’esprit de l’animal.

L’ours est aujourd’hui encore victime de sa réputation médicinale, en faisant une proie du braconnage. En plus de ses pattes et d’autres parties de son corps, sa vésicule biliaire est très recherchée dans certaines parties du monde pour ses vertus aphrodisiaques (notamment dans la médecine traditionnelle chinoise). De plus, l’acide urso-desoxycholique (ursisol) qu’elle contient permettrait de traiter une foule de maladies (maladies du foie, certains cancers, hémorroïdes, fièvre, inflammations…).

L’ours noir du Québec est même devenu une cible collatérale de la pandémie, « puisque les autorités chinoises ont recommandé d’utiliser sa bile comme remède contre la COVID-1919 ».

____________________

1. « Les cas d’agressions par des ours noirs sont assez rares, mais au fond de lui-même, le chasseur est quand même conscient du danger potentiel que représente cet animal », Richard Nadeau, « Chasse à l’ours. Sécurisez votre affût », Sentier Chasse-Pêche, Juin/Juillet 2016, p. 72.

2. « De nombreuses cultures tiennent les ours comme des esprits aux pouvoirs magiques : pour les Dakotas, la vision primordiale de l’ours annonçait une guérison; les Cheyennes appelaient les plantes médicinales « racines d’ours »; la danse de l’ours des Winnebagos a des vertus thérapeutiques; les Zunis recourent à des dents d’ours pour traiter les blessures. Les Hurons, les Kootenais et les Navajos invoquent souvent l’esprit des ours. » Richard Sneider, dans Paul Nicklen, Ours. Esprits de la nature, Paris, Delachaux, Niestlé National Geographic Society, 2015, p 17.

3. « Les maîtres des animaux sont des êtres mythiques dont l’assentiment est nécessaire pour que les humains réussissent à chasser les animaux régis par eux; ils communiquent leurs désirs aux humains par le biais du rêve et de la cérémonie de la tente tremblante », José Mailhot, Shushei au pays des Innus, Montréal, Mémoire d’encrier, 2021, p. 63.

4. Les animaux d’été (nipin-aueshishat) sur le territoire innu incluent l’ours, car celui-ci passe l’hiver dans une tanière.

5. Serge Bouchard, « Je suis l’ours. La première religion de l’homme », Bestiaire. Confessions animales, Outremont, Les Éditions du Passage, 2006, p. 15.

6. « Il y a de cela plus de vingt-cinq années, un bel ours noir s’est présenté en plein cœur du village montagnais de Mingan. Il semblait savoir où il allait. Au moment où des gens s’apprêtaient à le tuer parce qu’il avait franchi les limites de l’acceptable, un chaman intervint qui mit en garde les intéressés : cet ours n’était autre que le vieux Mathias, mort quelque temps auparavant qui revenait dans le village afin de se montrer une autre fois. » Serge Bouchard, « L’ourse », L’homme descend de l’ourse, Montréal, Les Éditions du Boréal, 2001 (1998), p. 20-21.

7. Jean-Claude Dupont, « La création du monde. Hurons-Wendat », Mythes et légendes des Amérindiens, Québec, Les Éditions GID, 2010, p. 96-97.

8. Ibid., p. 82-83.

9. Ibid., p. 42-43.

10. À l’époque où l’on pouvait aller au ciel et en revenir à volonté, chevreuil partit un jour vers le ciel sans avertir ses amis. Il ne revint pas sur terre pour assister aux réunions annuelles des animaux. L’ours, insulté du comportement de chevreuil, décida de le punir. « Chevreuil, qui avait pris confiance depuis son départ, bondit en projetant son panache contre l’ours pour le jeter en bas d’Arc-en-ciel. Ils se battirent vigoureusement et les deux animaux saignaient de partout lorsque le loup réussit à les calmer. Les belligérants léchèrent leurs blessures, mais le chevreuil avait perdu ses bois et des gouttes de leur sang tombèrent sur terre, colorant les feuilles des arbres. Depuis ce temps-là, l’ours et le chevreuil sont devenus des ennemis et, chaque automne, les feuilles des arbres rougissent et les chevreuils perdent leur panache. » Ibid., p. 95.

11. Voir à ce sujet Daniel Clément, « 23. Celui qui a vécu avec un ours », Les récits de notre terre. Les Innus, Québec, Presses de l’Université Laval, 2018, p. 73-74.

12. Serge Bouchard, Récits de Mathieu Mestokosho chasseur innu, Montréal, Les Éditions du Boréal, 2004, p. 184.

13. Ibid., p. 47.

14. Marius Barbeau, « L’ours divin », Comment on découvrit les Indiens d’Amérique, Montréal, Librairie Beauchemin, 1966, p. 60.

15. Russel Bouchard, La longue marche du Peuple oublié… Ethnogenèse et spectre culturel du Peuple Métis de la Boréalie, Chicoutimi, Chik8timitch, Saguenay, à compte d’auteure, 2006, 146.

16. Cité dans Jean-Louis Fontaine, « Festin à l’ours », Croyances et rituels chez les Innus. 1603-1650, Québec, Les Éditions GID, 2006, p. 106.

17. Selon le chasseur de Saint-Fulgence au Saguenay Claude Bélanger, « porter une dent d’ours sur soi a des vertus bénéfiques, car elle assure de ne jamais manquer d’argent ». Pascal Huot et Mathieu Tremblay, « L’homme qui a vu l’ours », La Quête, No 109, février 2009, p. 19.

18. Albert Connolly, Oti-il-no. Kaepe. Les Indiens Montagnais du Québec, Chicoutimi, Éditions Science moderne, 1972, p. 54.

19. Annabelle Blais, « Les ours noirs du Québec, prochaines victimes de la Covid-19? », Le Journal de Montréal, 3 juillet 2020. [En ligne : https://www.journaldemontreal.com/2020/07/03/les-ours-noirs-prochaines-victimes-de-la-covid-19]

Pour aller plus loin

A

Laisser un commentaire