Image en bandeau : Un mot qui fait jaser | Photo : Alex Shute/Unsplash
La préoccupation missionnaire habite l’Église et les chrétiens depuis toujours. L’approche traditionnelle de l’annonce de l’Évangile suivait le modèle où tout partait du missionnaire et parvenait avec plus ou moins de succès aux possibles nouveaux adeptes. Avec le temps, l’œuvre de transmission est devenue de plus en plus soucieuse des particularités du milieu et a adapté le message, mais sans changer de modèle. Or, aujourd’hui, la prise en compte du milieu semble de plus en plus interroger cette approche, au point où certains se demandent si le moment n’est pas venu d’envisager aussi le mouvement inverse, c’est-à-dire que les missionnés1 puissent contribuer à évangéliser les missionnaires.
Depuis le début des années 2000, on trouve dans la littérature missionnaire des réflexions qui développement le thème de « la mission en réciprocité2 ». Si le modèle « classique » de communication de l’Évangile allait de pair avec le phénomène de la colonisation du XIXe et du début du XXe siècle, la nouvelle réalité de la mondialisation, et surtout de la décolonisation, oblige à repenser l’approche. Les sociétés contemporaines cherchent à élaborer une nouvelle convivialité entre les groupes divers qui puisse assurer la paix et le bien-être de tous et toutes. Cette nouvelle conjoncture nous donne l’occasion de revenir au Nouveau Testament et de chercher des perspectives plus larges que celles qui ont été retenues jusqu’à maintenant.
Le premier texte du Nouveau Testament qui se présente à nous est celui de la rencontre de Pierre et du païen Corneille dans les chapitres 10 et 11 des Actes des Apôtres. La dynamique missionnaire s’opère ici dans la transformation réciproque des deux partenaires, et tout cela, à l’initiative de l’Esprit Saint : « À peine avais-je pris la parole que l’Esprit Saint tomba sur eux comme il l’avait fait sur nous au commencement. » (Ac 11,15) Pour chacun d’eux, ce sont des visions qui poussent à la rencontre de l’autre. Corneille demande à voir Pierre à la suite de la vision qu’il a reçue. Et Pierre, à la suite de sa vision à lui, reconnaît l’œuvre de l’Esprit dans l’autre qu’il ne connaît pas : « Dieu a donné aussi aux nations païennes la conversion qui mène à la vie. » (Ac 11,18). Dans cette rencontre inattendue l’Esprit vient changer les points de vue des deux protagonistes. Et Pierre peut reconnaître l’œuvre de l’Esprit qui le précède dans l’autre grâce au récit de la mort-résurrection de Jésus.
L’entreprise missionnaire est maintenant de plus en plus soucieuse de la nécessité d’écouter et de connaître l’autre avant de lui proposer l’Évangile. Et ce, non seulement pour des raisons de bienséance mais parce qu’en l’étranger, Dieu se révèle de manière inédite. La rencontre de l’autre recèle ainsi des possibilités insoupçonnées. Or il n’y a de véritable rencontre que dans la mesure où chacun est accueilli par l’autre avec toute son histoire. L’apprentissage de l’écoute réciproque et de la confiance mutuelle impliquent, comme le dit Maurice Pivot, « une dilatation du cœur, de l’esprit et du corps3 ». On s’ouvre véritablement à l’autre quand on vit un certain arrachement à soi-même qui nous ouvre à une réalité qui nous dépasse, ce qui revient à actualiser quelque chose du mystère pascal. On apprend ainsi à reconnaître les dons de Dieu au-delà de ce qu’on avait pu recevoir jusque-là. C’est l’entrée dans la conversion à l’universel de l’amour de Dieu.
Jusqu’ici nous avons parlé de la réciprocité sur le plan personnel. L’Église est appelée à la même expérience grâce à sa conviction que Dieu est à l’œuvre dans les cœurs et les peuples avant que n’arrivent le Christ et ses envoyés. Combien de fois les missionnaires des Actes des Apôtres se heurtent-ils aux signes de l’Esprit avant qu’ils ne commencent à parler? Les réflexions théologiques sur le dialogue interreligieux nous ont rappelé que l’Esprit est présent à l’humanité en dehors de l’Église visible. Le missionnaire qui quitte son pays et se rend dans un pays autre s’y rend pour faire la rencontre de l’étranger qui, par son étrangeté même, conduit au Dieu autre. Jean-Yves Baziou formule bien cette nouvelle prise de conscience : « La mission est un envoi vers l’étranger pour entendre Dieu là où il n’est pas reconnu jusqu’à présent. C’est un voyage en des groupes humains où Dieu parle en des langues que nous n’avons pas encore décodées4. »
Faire la rencontre de l’autre, de l’inconnu, permet de rencontrer le Dieu qui nous dépasse, qui demeure toujours méconnu. Dieu parle en des langues qui sont étrangères aux chrétiens. Reprenons encore les mots de Baziou : « Nous pourrions dire que nous sommes évangélisés par l’étranger dans la mesure où en allant chez lui nous en recevons des scintillements inédits sur le Dieu que nous cherchons5. » C’est dans la rencontre de l’autre que nous advient, avec le plus d’évidence, la vérité de Dieu et la profondeur de son engagement dans l’humanité. Nous réalisons alors que Dieu est plus grand que notre cœur et plus grand que notre religion.
L’Église a besoin des étrangers pour être elle-même. Elle se construit dans l’acte d’annoncer l’Évangile au-delà de ses frontières. Depuis la Pentecôte, elle n’arrête pas de parler d’autres langues. Elle se construit avec des membres venus d’horizons divers. « Évangéliser, n’est-ce pas pour l’Église aller à la rencontre de l’autre pour en recevoir une identité renouvelée à travers le jeu de l’adresse et de la réception?6 » L’’Église n’a pas d’identité fixe. Elle doit sans cesse mourir à ce qu’elle est pour ressusciter en une nouvelle figure. Elle est constamment ouverte à ce qu’elle n’est pas encore. Le mystère de Pâques est sa demeure.
L’Église reçoit beaucoup de ce dialogue réciproque. Elle s’enrichit des cultures qu’elle rencontre par les nouveaux langages qui permettent d’annoncer l’Évangile et de mettre en lumière des virtualités inédites, ou encore par des formes d’organisation et de savoir-faire développées dans le milieu. Il y a un aller-retour fécond dans le dialogue avec la culture. L’Église reçoit même de la part de ses adversaires, comme Gaudium et Spes l’affirme : « L’Église reconnaît que, de l’opposition même de ses adversaires, elle a tiré de grands avantages et qu’elle peut continuer à le faire7. »
« Dans sa démarche missionnaire, l’Église rencontre une humanité et un monde où le Dieu dont la miséricorde est sans mesure et sans frontière est à l’œuvre par son Esprit8. » C’est de l’humanité et du monde que l’Église reçoit son existence. L’Église qui apprend comment recevoir et faire preuve de gratitude peut en témoigner à notre monde d’aujourd’hui.

Bruno Demers est un prêtre dominicain. Professeur associé à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est rattaché au secrétariat de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec. Il est également membre de l’Unité pastorale Louis-Hébert.