Au fil de son engagement comme artiste et comme agente de pastorale, Mme Anne-Marie Forest s’est peu à peu sentie appelée, en offrant des ateliers dans diverses communautés autochtones, à marcher résolument à leurs côtés. Récit d’une aventure qui continue de transformer sa foi et de remuer sa vie.
Jésus s’est identifié à sa nation, à ses coutumes, à sa langue, à son histoire, à ses espérances. Il a travaillé de ses mains comme Joseph, pensé avec une intelligence humaine, aimé avec un cœur humain, il a souffert une mort d’homme pour le salut de chaque être humain et de chaque culture.
– Hervé Carrier
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Au fil des rencontres
En 2010, lors d’une visite à l’infirmerie des pères jésuites à Richelieu, le père Joseph-Amédée Payeur m’amena voir un de ses confrères. Comme j’avais commencé à visiter la communauté atikamekw de Manawan, il me présenta au père Hervé Carrier, qui avait beaucoup étudié et réfléchi au sujet de l’identité culturelle. Celui-ci avait fait un AVC, il ne pouvait pas beaucoup parler, mais son regard vif et doux était éloquent. Peu de temps après lui avoir rendu visite, j’ai reçu de lui, par courriel, un lien Internet pour accéder gratuitement à ses écrits.
En tant qu’artiste et agente de pastorale, les textes du père Carrier ont nourri ma réflexion et mon approche pédagogique par le biais des arts. Quelques extraits de ses écrits1 agrémenteront d’ailleurs ce texte. Sa réflexion m’a aussi aidée à prendre conscience du besoin que j’avais d’aller à la rencontre d’une culture qui me fascinait, mais dont je ne décodais pas toujours les signes, la symbolique et les références historiques, sociales et spirituelles, et de l’apprivoiser. Cette volonté d’aller à la rencontre de mes frères et sœurs autochtones m’a surtout insufflé les bases d’une nouvelle attitude intérieure et extérieure.
Ateliers et rencontres à Manawan
Grâce à l’accueil et à la collaboration de sœur Élaine Grondin, ss.cc.j.m, qui était engagée depuis plusieurs années à Manawan, j’ai commencé à animer à l’occasion des ateliers d’art inspirés de textes bibliques pour des familles et des enfants de la communauté atikamekw. En partageant avec moi ses connaissances du milieu, et en me laissant vivre ma propre expérience sur le terrain, elle m’a permis d’en apprendre davantage sur ce milieu, une toute nouvelle réalité pour moi.
Sur place, j’ai tout de suite été frappée par la richesse symbolique et artistique de l’église Saint-Jean-de-Brébeuf. De plus, dès les premiers contacts avec cette communauté autochtone et sa culture, ma perception de ce que devait être l’art sacré a beaucoup changé. Cette découverte a même transformé ma façon de transmettre et d’animer les rencontres pastorales avec les familles. Il devenait évident que je devais aussi favoriser et valoriser l’expression personnelle des jeunes et moins jeunes et utiliser des matériaux propres à leurs activités artistiques traditionnelles.
Un voyage renversant
À l’été 2016, j’ai fait la rencontre de sœur Réaldine Leblanc, s.c.q., lors d’une retraite. Elle m’a invitée, durant cette année-là, à faire vivre des catéchèses par l’art à des familles et à des communautés de Minganie, où elle était intervenante. La collaboration de plusieurs personnes engagées dans le milieu a aussi été déterminante pour moi : j’ai alors pu visiter d’autres communautés à Havre Saint-Pierre, à Nutashkuan, à Uashat, à Maliotenam, à Pessamit et leur faire vivre ces activités aussi.
Ainsi, en visitant ces communautés innues de la Côte-Nord, j’ai pu réaliser le rêve que je portais et confirmer l’appel que j’avais ressenti et discerné. Ce voyage a été un tournant dans ma vie. D’une part, j’ai pu découvrir la beauté des paysages – et les couchers de soleil magnifiques – d’un Québec que je connaissais peu en sillonnant la route 138 qui longe le fleuve Saint-Laurent. D’autre part, avec l’accueil inconditionnel que j’ai reçu partout, j’ai senti cette unité qui m’a fait réaliser combien nous sommes frères et sœurs dans cette Église que je ressentais comme réellement universelle.
Les lieux et les églises visités dans ces diverses communautés m’ont aussi marquée : souvent, les artistes et artisans autochtones, en y glissant des symboles propres à leur spiritualité traditionnelle et en utilisant des matériaux et des techniques chers à leurs traditions, ont su rafraîchir et redonner une vigueur nouvelle à une iconographie issue de leur milieu de vie, riche de ce contact avec la nature, avec le Créateur, avec la vie communautaire. On pouvait sentir l’importance donnée aux enseignements de leurs aînés dans la foi.
Jésus-Christ peut aussi rompre les schémas ennuyeux dans lesquels nous prétendons l’enfermer et il nous surprend avec sa constante créativité divine. Chaque fois que nous cherchons à revenir à la source pour récupérer la fraîcheur originale de l’Évangile surgissent de nouvelles voies, des méthodes créatives, d’autres formes d’expression, des signes plus éloquents, des paroles chargées de sens renouvelé pour le monde d’aujourd’hui. En réalité, toute action évangélisatrice authentique est toujours « nouvelle ».
– Pape François, Evangelii Gaudium, no 11
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En fait, dans toutes ces rencontres, c’est moi-même qui ai été évangélisée et marquée affectivement par la richesse relationnelle de ces contacts nouveaux.
Pour les chrétiens, culture et justice sont indissociables
Depuis quelques mois, en lien avec le diocèse de Joliette, je concentre mes interventions à Manawan. Je redécouvre avec bonheur cette communauté où je n’avais pas posé les pieds depuis 2016, et les valeurs vécues, telles que l’attention aux aînés, la pédagogie axée sur l’expérimentation, l’accueil de l’instant présent et l’esprit communautaire.
Alors même que j’avais recommencé à visiter cette communauté, j’ai aussi été bouleversée par le décès brutal de madame Joyce Echaquan. J’ai pu me joindre à une manifestation d’appui en son honneur et assister ensuite à ses funérailles. J’ai pu alors plonger au cœur même de cette épreuve vécue par tous et toutes, une épreuve qui m’a marquée de façon indélébile et que j’ai ressentie comme un appel à marcher avec eux.
La première justice n’est-elle pas la garantie des droits les plus élémentaires,
– Hervé Carrier
dont l’identité culturelle est le bien le plus précieux?
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Plongés dans le drame d’une humanité lacérée par la haine, les égoïsmes et d’insoutenables disparités, nous [devenons] très sensibles à l’appel pressant des consciences en recherche de réconciliation, de vérité, de fraternité et de communion des esprits.
– Hervé Carrier
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Depuis, je me sens fortement interpellée à rendre possible, de façon humble, la réconciliation entre nos peuples et à œuvrer à plus de justice, des voies qui reposent sur une véritable compréhension de l’autre et une collaboration au mieux-être de toute la communauté et des personnes qui la composent, en reconnaissant en premier lieu leur richesse intérieure, leurs qualités de compassion et de cœur et, aussi, en apprenant à partager le meilleur de nos cultures respectives et de nos façons de célébrer et de témoigner de notre foi.
La pandémie nous oblige de façon très concrète et sérieuse à repenser nos façons d’être présents à l’autre et de vivre la solidarité. Cette situation relativise notre dépendance aux technologies et aux biens matériels. L’isolement où nous sommes plongés nous oblige à considérer l’importance des relations humaines. Les cultures qui ont su garder et cultiver ces valeurs fraternelles manifestent d’autant plus leur beauté devant ce contraste frappant.
Aussi, forts de ce désir de fraternité, un enrichissement mutuel est possible. Il s’appuie sur cette prise de conscience :
C’est dans notre propre milieu que doit commencer le discernement culturel, opération rendue difficile par notre résistance spontanée à toute critique de notre culture, car celle-ci nous englobe et nous conditionne au point de nous empêcher de voir ses limites, ses déviations éthiques. Quand nous nous identifions à un état d’esprit général, il faut un effort courageux pour porter un jugement évangélique sur les attitudes, les modes de penser, les comportements de notre milieu culturel.
– Hervé Carrier
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1. Hervé Carrier (1921-2014) est un prêtre jésuite et un sociologue canadien. Il a acquis une réputation internationale pour ses travaux et enseignements traitant de sociologie de la religion, de sociologie urbaine, d’éducation supérieure et d’identité culturelle, ainsi que pour les positions qu’il a occupées au sein du monde académique catholique. Il est l’auteur de plus de 30 livres, dont plusieurs ont été traduits. Ces écrits sont disponibles gratuitement ou avec contribution volontaire sur ce site Web : http://classiques.uqac.ca/contemporains/carrier_herve/carrier_herve.html
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Anne-Marie Forest est artiste et agente de pastorale. Née en France, elle vit au Québec depuis 39 ans. Elle étudie les arts aux Écoles des Beaux-Arts de Lyon et de Paris. Formée en théologie à l’Institut de pastorale des Dominicains à Montréal, elle chemine aussi avec l’accompagnement de jésuites, dans la spiritualité de saint Ignace de Loyola. Elle travaille comme illustratrice pendant plusieurs années. Elle réalise des peintures murales à l’école Saint Anthony à Pierrefonds, dans les églises Saint-Émile, Sainte-Bibiane et Saint-Esprit de Rosemont, à Montréal. Depuis 2000, elle offre un service d’éducation de la foi et d’évangélisation par les arts et, depuis 2010, elle s’engage au sein de plusieurs communautés en régions éloignées et en territoires autochtones.
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2 Commentaires
Gisèle Turcot
Heureuse et surprise de trouver ensemble ici Anne-Marie Forest et Hervé Carrier. Je suis émue de cette façon de regarder doucement la culture de l’autre, de favoriser son expression. Voilà sûrement une école de la « rencontre » à laquelle nous convie le pape François, avec l’autre, la Terre mère, et la foi qui se dit autrement.
Mathieu Lavigne
Merci pour ce magnifique commentaire, soeur Gisèle!