Image en bandeau : Un mot qui fait jaser | Photo : Alex Shute/Unsplash
L’Église a besoin des autres pour découvrir son rôle et son identité aujourd’hui. Alors qu’elle prend de plus en plus conscience de vivre sur un fond de précarité et de faiblesse, elle fait l’expérience, ici et là, d’être accueillie et secourue par d’autres qui lui sont étrangers, lui apportant ainsi un élément de salut.
Depuis quelque temps déjà, j’ai le privilège de contribuer à ce site Web consacré à la mission chez nous. J’essaie de rendre compte de nouvelles prises de conscience sur l’évangélisation afin d’inspirer des initiatives adaptées aux besoins de notre époque. Ma dernière chronique s’intéressait à la réciprocité dans l’entreprise missionnaire. Celle que je propose maintenant prolonge le renversement de perspective amorcé. Alors que les missionnaires apportaient l’Évangile à de nouveaux peuples comme on donne sans retour, nous réalisons de plus en plus que non seulement nous recevons aussi d’eux mais que c’est grâce à eux que le salut nous advient. C’est la thèse de Jean-Yves Baziou dans son article déjà ancien (2003) : « Quand le salut vient à l’Église par l’étranger1 ». En effet, c’est parce que nous recevons de l’étranger que nous pouvons donner. L’Église a besoin des autres pour découvrir son rôle et son identité aujourd’hui. Alors qu’elle prend de plus en plus conscience de vivre sur un fond de précarité et de faiblesse, elle fait l’expérience, ici et là, d’être accueillie et secourue par d’autres qui lui sont étrangers, lui apportant ainsi un élément de salut.
Un tel renversement de perspective s’observe, par exemple, dans les écrits d’Etty Hillesum, qui nous a sensibilisés au fait que c’est moins Dieu qui peut nous aider que nous qui pouvons l’aider : « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, c’est nous qui pouvons t’aider et, ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous. »
La réflexion que nous proposons trouve son point de départ dans le fait que plusieurs grands personnages de la Bible sont des héros blessés. En effet, quand on y songe à deux fois, on réalise que tout libérateur dans la Bible est quelqu’un qui a lui-même vécu une libération par quelqu’un d’autre. On pense tout de suite ici à Moïse qui, avant d’être le grand libérateur d’Israël, a d’abord été lui-même sauvé des eaux. Pensons aussi à Jésus qui, à sa naissance, a dû être protégé d’Hérode qui, après sa rencontre avec les Mages, a fait périr tous les enfants de moins de deux ans. Dans le cas de ces deux figures, le sauveur est sauvé et le sauvé devient sauveur.
Plusieurs Pères de l’Église ont mis en lumière une interprétation de la parabole du bon Samaritain qui se situe dans cette perspective de renversement. Alors que les prédicateurs d’aujourd’hui exhortent les chrétiens à être de bons Samaritains pour les blessés et les souffrants de la vie, des Pères voyaient dans la figure du Samaritain le Christ. Déjà, l’évangéliste Luc nous oriente dans cette direction en décrivant la réaction du Samaritain comme celui qui est « pris de pitié / remué jusqu’aux entrailles ». Ce mot est habituellement réservé à la réaction de Jésus dans les synoptiques, par exemple devant la foule lors des deux multiplications des pains (Mt 14, 14; 15, 32), devant les deux aveugles de Jéricho (Mt 20, 34), devant un lépreux (Mc 1, 14) ou encore devant un enfant possédé (Mc 9, 22). L’exemple le plus manifeste se trouve dans la parabole du père prodigue pour qualifier sa réaction à la vue de son fils qu’il aperçoit de loin : « Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut pris de pitié… » (Lc 15, 20) Cette formule désigne la bonté et la miséricorde de Dieu. Pour Baziou, « la signification possible de la parabole est la suivante : le Samaritain, l’étranger, le non-judéen, hérétique de surcroît, est, comme le Christ, la manifestation de la bonté de Dieu2 ».
Pour plusieurs Pères de l’Église, c’est donc Jésus Christ qui, sous les traits d’un étranger, vient porter secours à l’humanité blessée. Ambroise de Milan s’exprime ainsi : « Ce Samaritain qui descendait […] s’est approché de lui, c’est-à-dire en acceptant de souffrir avec nous, s’est fait proche et, en nous faisant miséricorde […]. Nul n’est plus notre prochain que celui qui a guéri nos blessures, aimons-le comme Seigneur3. » Le rapprochement est aussi présent chez Irénée et Origène. Augustin va jusqu’à identifier le chrétien au voyageur qui a toujours besoin d’être soigné. Baziou poursuit la réflexion en se demandant si l’Église terrestre « ne serait pas elle-même à la place du blessé et n’aurait-elle pas toujours à recevoir le Seigneur qui la sauve sous les traits de l’étranger4 ? »
C’est un autre terme de la parabole qui nous met sur cette piste : l’hôtellerie ou l’auberge. Le mot grec utilisé, pandocheion, signifie « recevoir » et est utilisé pour dire l’accueil de la Parole et du royaume de Dieu. Pour Origène, cette « auberge, ouverte à tous ceux qui veulent y entrer, symbolise l’Église5 ». Elle est ce lieu à qui est confié le blessé pour qu’il y poursuive l’expérience du salut. Et Baziou d’affirmer : « C’est donc le Christ qui donne à l’Église d’exercer l’hospitalité. Autrement dit, le service d’autrui est un don fait à l’Église. Et elle ne le reçoit de Dieu que par un autre qui représente Dieu pour elle6. » Autrement dit, la possibilité de donner est elle-même un don qui nous arrive parfois d’un étranger. Donner est un don à accueillir.
Nous sommes ici loin d’une image de l’Église qui n’aurait qu’à offrir ses services sans jamais rien recevoir. Comme le dit Baziou, « l’Église qui est sous la mouvance de l’Esprit Saint est d’abord en situation d’accueil : je veux dire qu’elle commence par accueillir avant d’être accueillie7 ». Dieu ne serait pas seulement à reconnaître dans le don mais aussi dans l’acte d’accueillir.
Cette réflexion esquisse donc une nouvelle perspective. Nous sommes appelés à dépasser l’unilatéralité du don. Le don sans retour enferme l’autre dans une relation paternaliste ou d’assistance. L’autre n’est plus libre. Il est obligé de recevoir. Cette attitude se voit davantage dans le rapport aux pauvres. Ils peuvent être transformés en objets de notre charité. Telle n’est pas l’attitude de Jésus. Comme le rappelle Baziou, « dans l’Évangile, Jésus guérit et donne ou redonne force gratuitement : il laisse les personnes aller leur chemin, les renvoie sans les lier à lui dans une relation de dette ou de maître à disciple. Il ne réduit pas l’autre à l’objet de ses soins8 ». Jésus suscite toujours l’accès des personnes à leur liberté à partir du fond d’elles-mêmes. Il ne dit pas : « Je t’ai sauvé. » Il éveille l’énergie de l’autre en lui redonnant confiance en lui-même. Celui qui est aidé est reconnu dans son autonomie et sa singularité propres.
La nouvelle perspective consiste à parvenir à une réciprocité dans l’inégalité. Celui qui donne est enrichi par ce que le pauvre lui donne en retour : sa propre faiblesse. C’est dans l’aveu partagé de la fragilité que s’établit l’égalité. « L’Église rencontre le pauvre en reconnaissant elle-même sa propre pauvreté, misère, et fragilité9. » L’Église se met ainsi en chemin vers une des utopies de la Bible : qu’il n’y ait plus de pauvreté en Israël. En effet, la remise régulière des dettes permettait de passer du « pauvre » au « frère », restaurant ainsi la réciprocité et l’échange.
On devine ce que cette réflexion entraîne pour la mission. Nous croyons que Dieu est à l’œuvre chez les personnes et les peuples avant que n’arrivent le Christ et ses envoyés. Comme Lumen Gentium 16 et Gaudium et Spes 22 l’affirment, l’Esprit de Dieu est présent à l’humanité en dehors de l’Église visible. Quand l’entreprise missionnaire part à la rencontre de l’autre, l’étrangeté même de ce dernier conduit au Dieu Autre. C’est pourquoi le message de la venue du Royaume est d’abord destiné aux autres, aux différents : au réfugié, au pauvre, au malade, au prisonnier, à l’isolé.
En paraphrasant Baziou10, nous pouvons dire que la mission nous envoie vers l’autre, vers l’étranger. Nous nous mettons à l’écoute de sa réalité pour y découvrir des signes de l’Esprit. Car Dieu parle aussi en des langues que nous ne connaissons pas encore. L’étranger nous permet de rencontrer ce Dieu qui nous demeure toujours méconnu. Et ces nouvelles facettes peuvent être, pour nous, salutaires. Dans la rencontre de l’étranger, nous faisons l’expérience d’un Dieu plus grand que notre cœur et que notre tradition religieuse.

Bruno Demers est un prêtre dominicain. Professeur associé à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est rattaché au secrétariat de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec. Il est également membre de l’Unité pastorale Louis-Hébert.