Image en bandeau : Lire en nature | Photo : Ben White/Unsplash
Recension du livre : Michel Jean, Tiohtiá:ke, Libre Expression, 2021, 234 p.
Toutes et tous ont été marqués par le livre Kukum de Michel Jean, journaliste issu de la communauté innue, nous racontant la vie de son arrière-grand-mère.
Dans Tiohtiá:ke, il nous parle de ces femmes et de ces hommes qui se retrouvent à la rue, dans une ville qui se situe à mille lieues de l’environnement de leur jeunesse, loin des leurs. Une sorte d’hommage à ces personnes qui vivent dans une nouvelle famille élargie, ce qui fera dire à des jumelles inuites qui accueilleront Élie, un nouveau venu innu : « Bienvenue à Tiohtiá:ke, petit! » En réalité, quelques milliers d’Autochtones vivent à Montréal, dont près de mille dans la rue.
Dans Tiohtiá:ke, on côtoie ces Innus, ces Atikamekw, ces Cris, ces Inuits. L’auteur nous fait entrer dans ce monde que nous connaissons si mal, qui nous fait peur parfois. Il nous montre une réalité crue : la dureté de la « loi de la rue » alors qu’on se bat pour son nouveau « territoire », son bout de trottoir où l’on quête sa pitance. On y voit nos attitudes de passants et notre bien fragile empathie, car, il faut l’avouer, nous ne nous intéressons au sort des sans-abri que quand l’un d’entre eux fait la manchette des journaux parce que mort de froid ou happé par un chauffard qui en est à sa troisième victime.
Mais il y a de l’âme et beaucoup d’amour dans ce roman…
La force du rassemblement : Tiohtiá:ke
Le nom Tiohtiá:ke désigne un lieu de rassemblement et de commerce pour plusieurs nations autochtones d’Amérique du Nord. Maintenant, en ville, les Autochtones se regroupent pour reformer la communauté qu’ils ont perdue. Un lieu important : le square Cabot1. Nous découvrons une galerie de personnages qui fréquentent ce lieu où ils se sentent un peu « chez eux ». Geronimo, un Cri, explique : « Pourquoi les Autochtones venant de différentes nations ont-ils le réflexe de se regrouper quand ils viennent de Montréal? Parce qu’on a grandi en communauté et que ça ne s’explique pas. » Aussi, cet îlot de verdure devient un lieu où Jimmy le Nakota reçoit les confidences de cette faune hétéroclite. Il offre tous les jours la soupe ou le thé, le réconfort, le coup de pouce, l’accueil inconditionnel. Au Square, les gens arrivent, repartent et reviennent, et personne n’en fait de cas. Un infini respect. Nous observerons ce même respect au parc Émilie Gamelin, au campement de la rue Notre-Dame, rue Saint-Laurent, rue Sainte-Catherine et sur le Mont-Royal. « Personne ne nous voit, mais nous sommes partout », nous confie Jimmy. En ville, au bord du fleuve, le vent leur rappelle celui qui souffle sur les collines du territoire, écrit l’auteur.
Au Square auront aussi lieu des commémorations de personnes décédées dans la rue. Pour le lecteur qui pourrait en vouloir aux gens de la rue qui continuent à boire, cette attitude est frappante, et porte à réflexion : la bienveillance, oui, d’un autochtone qui s’assure de ne pas manquer de bières pour que ses consœurs ne retombent pas dans la consommation de crack. La vie de la rue va jusque-là : prévenir le pire en attendant qu’un autre chemin se fasse vers la guérison, dont nous serons témoins pour plusieurs.
Des histoires de guérison, de réparation, d’amitié
L’auteur sait bien nous faire sentir les drames et les histoires d’amitié et de solidarité des personnes qui sortent de la rue et vont au-delà de ce qu’ils auraient pu imaginer. Nous sommes témoins de rencontres réparatrices.
Nous suivons justement, tout au long du récit, le personnage d’Élie Mestenapeo, un Innu qui sort pour la première fois de Nutashkuan à la suite d’un drame vécu à l’âge de 16 ans. Il se heurte à des décors tellement nouveaux pour lui. D’ailleurs, l’auteur fait des descriptions magnifiques de nos paysages, de la ville, et il a le don de nous faire entrer dans l’esprit et l’histoire des lieux.
« Élie est hanté par son passé comme un boa invisible. » Par moments, « la bête recule, mais reste là ». « Deux êtres se disputent en lui. Et Élie ne sait pas lequel l’emportera. » Nous apprendrons en cours de route ce qui l’a conduit vers cette détresse immense. L’auteur a le sens du suspense, et nous connaîtrons, à la fin, le dénouement incroyable d’un drame qui a grugé toute sa vie.
Élie croisera des êtres lumineux : Géronimo, Lisbeth, Mary et Tracy… et Caya, ancien prof de littérature devenu rocker itinérant. Il ne parle jamais, sauf pour déclamer des extraits des chansons du groupe Vilain Pingouin, toujours à point selon les circonstances. Et Mafia Doc, ancien chirurgien dont la vie a basculé et qui logera sous une tente à 20 degrés sous zéro dans ce lieu de campement de l’est qu’ils appellent « leur village ». Et bien d’autres, des femmes et des hommes qui, après leur guérison, donnent au suivant.
On y fera aussi la connaissance de Guy, qui a connu la rue et emmène désormais des gars et filles dans le bois pour les aider à renouer avec leurs racines. « Si beaucoup de chemins conduisent à la rue, un seul, un seul permet d’en sortir, explique Geronimo. Faut savoir d’où on vient. Rien n’oblige à aimer le bois. Que vous le vouliez ou non, ça fait quand même partie de vous. » Entendre le silence, se remémorer les odeurs, manger du gibier ensemble autour du feu, laisser remonter les souvenirs, et oser enfin raconter sa vie aux autres. D’ailleurs, Élie, « pour la première fois depuis longtemps, se sent calme et ne pense plus au monstre tapi en lui ».
Un livre plein d’humanité, rempli d’histoires, à faire circuler !

Lucie Gravel est retraitée. Elle s’engage auprès de personnes judiciarisées à l’Aumônerie communautaire de Montréal et est bénévole à Foyer du monde. Elle fait aussi de l’accompagnement inspiré des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola.