L’horizon est large dans la toundra. Le regard porte loin et celui de Joséphine Bacon, à qui est consacré le magnifique film Je m’appelle humain de la réalisatrice Kim O’Bomsawin, plus loin encore. Réflexion sur la poésie, les trilles et l’écoute à l’occasion de Pâques.
La poétesse innue Joséphine Bacon retrouve, dans ce paysage inondé de lumière qu’est la toundra, les aînés de son peuple et continue à recevoir avec vénération leurs paroles de sagesse. Ils lui parlent du Nutshimit, leur territoire. Ce territoire l’habite, mais aussi la douleur de l’avoir perdu à certains moments de sa vie.
Tu vas à la ville
Aspirant à une vie meilleure
Dans ta fuite
Tu te fuis
Tu vas de rencontres en rencontres
Tu t’inventes un récit qui te ressemble
Tu t’en vas si loin
De ta naissance […] 1
Cependant, dans la béance de la perte jamais comblée s’enracine une fécondité qui s’exprime dans les mots d’une poésie simple, limpide, où s’entremêlent les bruits de la ville, le chant de la forêt, la voix des aînés et les larmes.
Perte et fécondité, manque et désir, vide et appel : se pourrait-il que le chemin qui va des premiers aux seconds puisse aussi être le passage qui va de la mort à la vie? Pâques, en effet, s’ancre dans une perte extrême, celle à laquelle consent Jésus en donnant sa vie. Et la résurrection, loin d’effacer le vide, l’intègre. Le vide du tombeau est irréductible : il signe la mort des certitudes et des savoirs pour laisser place à la seule confiance. Mais ici, au confluent du vide et de cette confiance, se fonde une espérance. S’il y a eu Pâques, s’il y a eu cette victoire de la vie sur sa négation la plus extrême, la mort, alors tout est possible ! Le fossé qui s’est creusé au fil du temps entre allochtones et Peuples Premiers peut tranquillement devenir moins profond. Nos mentalités souvent teintées de préjugés raciaux ou colonialistes peuvent se convertir. Des sentiers qui semblaient destinés à ne jamais se croiser peuvent se rejoindre. On peut espérer que fleurissent le pardon et la réconciliation. Ce sont en effet les ténèbres de la nuit pascale qui peuvent le mieux accueillir la lumière du Christ :
[…]
Les aurores boréales
Dansent les gestes de la terre
C’est la nuit des cicatrices qui pardonnent 2
Mais la nuit peut être longue. La patience devient alors nécessaire pour durer dans l’attente. Les trilles qui fleuriront dans quelques semaines peuvent à cet égard nous instruire.
La leçon des trilles
Saviez-vous qu’au moins sept à dix années séparent la germination d’une graine de trille, si d’aventure elle a lieu, de la floraison de la plante3? La première année, seules quelques racines se forment. Le second printemps, le cotylédon émerge. Les années suivantes, une feuille finit par se hisser timidement dans le sous-bois, puis change peu à peu de forme. À partir de la cinquième année, on peut espérer voir les trois petites feuilles caractéristiques, puis encore quelques années plus tard, enfin, une fleur. Peut-être. Car encore faut-il que la colonie soit suffisamment nombreuse pour que cela se produise. Le trille, voyez-vous, n’est pas un solitaire, il a besoin de se serrer les coudes avec ses congénères pour espérer prospérer et déployer enfin les trois pétales de sa fleur sublime. Chaque fleur de trille est donc en soi un petit miracle et un exemple de résilience. Et cela nous parle : les liens distendus que l’on tente de renouer sont certes fragiles, vulnérables à de nombreuses menaces. Mais une patience ancrée dans l’espérance pascale permet de les désirer et d’oser accomplir des gestes pour qu’advienne leur épanouissement.
Regarde et écoute
Un premier geste pourrait être, pour les non-autochtones, de commencer par « regarder et écouter ». C’est l’invitation que lance Marie-Andrée Gill, une jeune et talentueuse poète innue originaire de Mashteuiatsh au Pekuakami (Lac-Saint-Jean), en proposant la série de balados « Laissez-nous raconter : L’histoire crochie » (Radio-Canada). Avec elle, un mot à la fois, certains mythes peuvent tomber, comme celui de la « découverte » du Canada. « Regarder et écouter », ne serait-ce pas permettre à quelques délicates racines de s’établir? Lire les ouvrages des autrices et auteurs autochtones pourrait être un autre moyen de s’engager dans une conversion du regard et du cœur. Cela pourrait être le début de quelque chose, les premières lueurs d’un printemps qui demande, pour arriver, que nous le désirions ensemble. L’innu-aimun (langue innue) a ce beau mot : tshinanu, « toi et moi ensemble », toi et moi, et aussi nos enfants, la rivière et la montagne, et aussi « Dieu avec nous »4. Tshinanu : ne serait-ce pas un autre mot pour parler de Pâques?
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1 Josephine Bacon, Un thé dans la toundra, Montréal, Mémoire d’encrier, 2013, p. 86.
2 Josephine Bacon, Uiesh / Quelque part, Montréal, Mémoire d’encrier, 2018, p. 36.
3 Gisèle Lamoureux, Flore printanière, Fleurbec éditeur, 2002, p. 429-431.
4 Voir Mt 28, 20 où les derniers mots de Jésus ressuscité à ses disciples sont pour leur dire « MOI JE SUIS avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps ». « MOI-JE-SUIS », c’est en fait le nom divin révélé à Moïse parvenu en français jusqu’à nous depuis l’hébreu moyennant un petit détour par le grec. Ce dernier verset du premier évangile fait écho à celui où l’ange annonce à Joseph que le nom de l’enfant à naître sera « Emmanuel », c’est-à-dire « DIEU-AVEC-NOUS » (Mt 1, 23).
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Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale du diocèse de Chicoutimi, un partenaire de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. Outre le secteur de la formation biblique, elle s’intéresse aussi aux questions de justice sociale et climatique et offre des formations en écologie intégrale.
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