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Une mission renversée

Image en bandeau : Chasse au caribou | Photo : Nnaemeka Ali

Pour Anne Doran, auteure, professeure à l’Institut de pastorale des Dominicains de Montréal, spécialiste de la culture innue traditionnelle et chrétienne, la rencontre des Innus a été déterminante. Elle a découvert en particulier comment, pour eux, le don se trouvait au fondement d’une vision du monde où tous les êtres se portent vie mutuellement, sont unis les uns aux autres. Ce qui l’a amenée à redécouvrir l’importance du don au sein même de sa propre tradition spirituelle, le christianisme.

Il a fallu que je croise les Innus sur ma route pour redécouvrir la centralité du don dans le christianisme. Je connaissais pourtant – je l’avais même enseigné – Irénée de Lyon, un Père de l’Église de la fin du 2e siècle, qui affirmait que Dieu n’a pas créé l’humain par besoin, mais pour le combler de ses dons. Je connaissais aussi les Pères grecs qui, tous, sous une forme ou une autre, partageaient cette compréhension de l’incarnation du Fils : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu. » Le Verbe de Dieu renonce à ce qu’il est pour se faire comme nous et, ainsi, il nous connecte à lui pour que nous puissions le suivre jusque dans la vie de Dieu. Encore une question de don! Bref, Dieu nous a créés pour se donner à nous!

Pourtant, même si toutes ces affirmations étaient très inspirantes, je ne trouvais pas encore dans le don la façon chrétienne – bien qu’aussi innue – d’appréhender le réel. Et c’est cette dimension que j’ai fini par comprendre en approfondissant la pensée innue : cette nécessaire appartenance du don à la vie, celle que Dieu nous donne dans le christianisme et, dans leur culture, celle qui est vue comme fondement de notre compréhension du monde, de nous-même, de notre lien aux autres humains et à la nature. En somme, le don est partout à la source de tout surgissement, de toute création de nouveauté, de toute avancée. C’est cette vision que j’ai finalement saisie plus en profondeur et qui m’a amenée à découvrir que ce regard sur les choses pouvait éclairer bien plus loin que la seule compréhension de la culture innue…

Voir le monde comme ce qui me donne tout change la façon de le percevoir. Je ne pourrai

Chasse au caribou | Photo : Nnaemeka Ali

pas oublier cette scène présentée dans un des documentaires d’Arthur Lamothe sur la vie des Innus, datant des années 1970, où il nous montre des chasseurs en train de dépecer des orignaux qu’ils ont attrapés. L’un d’entre eux, rapportant à la maison une part de l’orignal qu’il vient de prendre pour le partager avec d’autres, entonne un chant d’exultation improvisé : « Que j’aime cette vie! », entonnera-t-il dans une sorte de louange spontanée à cette vie libre et autonome qu’il mène et qui le rend heureux. Reconnaissance envers une vie qui est don et est accueillie dans la gratitude.

Voilà le regard essentiel sur le réel que j’ai reçu des Innus!

Mais, en me faisant réaliser à quel point le don constituait un fondement incontournable et vital pour eux, ils m’ont aussi appris que le regard sur les choses qui tenait de ma foi chrétienne relevait aussi du même acte essentiel. Le don que j’avais relevé dans la pensée innue me permettait de déployer une compréhension plus profonde du christianisme. L’essentiel des thématiques théologiques qu’on trouve dans Les Confessions d’Augustin, par exemple, s’appuie sur ce don : Dieu est perçu comme celui qui nous précède en tout, nous crée en nous appelant à aller vers lui pour partager sa vie avec nous; ainsi, « notre cœur est inquiet » tant qu’il ne va pas à lui pour y trouver le repos. Et nous sommes appelés à retourner vers lui, puisqu’il est à l’origine de notre être et que c’est en lui seul que nous pouvons nous trouver nous-même. Cette prise de conscience du don comme fondement à la fois de la culture innue et du christianisme m’est venue lors d’une conversation avec une Innue, une amie maintenant, qui avait alors déclaré : « Mes ancêtres ont adopté le christianisme parce qu’il mettait de l’avant les mêmes valeurs que nous : l’entraide, la générosité, le partage. » Par ces mots, elle reconnaissait à la fois sa culture et le christianisme comme des réalités qui appuyaient sur le don leur compréhension du réel. Entraide, générosité et partage : des traces du don qui crée la vie en se projetant continuellement vers l’avant pour unir les êtres les uns aux autres.

Innu et son tambour au musée Shaputuan | Photo : Marcel Laborde-Peyré/Le monde en images

Un don reçu est porteur de vie, à condition de circuler : on ne peut pas le garder pour soi. Il doit poursuivre sa route vers d’autres êtres pour créer le lien entre eux et répandre la vie. Ainsi, le gibier que le chasseur prend, qui lui est octroyé comme un don, doit nécessairement être partagé pour garder sa nature : sinon, il perd son dynamisme vital. Il poursuit ainsi son chemin pour donner la vie à d’autres êtres, pérennisant ainsi le monde : l’avancée du don, qui se déploie constamment vers de nouveaux partenaires, soutient celle du monde qui peut ainsi continuer à donner la vie à tous ceux et celles qu’il porte. Le don se pose ainsi comme l’élément moteur de la capacité à donner la vie, celle que la terre procure à tous les êtres : il est fondement même de la vie!

Et, par le moyen d’une telle appréhension des choses, je comprends tout à fait l’enthousiasme du chasseur innu devant le don que venait de lui faire l’animal et devant ce monde qui, une fois encore, se révélait à lui comme puissance donatrice. Cette offrande lui permettait d’organiser un repas de fête – quelque chose qui renvoyait au festin qui, dans sa tradition, constitue un geste pratiquement liturgique, puisqu’il célèbre la vie donnée. Il s’agit là d’une compréhension du réel qui incite à la gratitude et au partage. Elle soutient une vision du monde où l’humain n’est plus le prédateur universel cherchant à exploiter le plus possible les ressources de la terre, quitte à la détruire, et à en soutirer tous les profits. Dans un monde qui porte tous les êtres à qui il donne la vie, il faut veiller à la conservation de la ressource pour qu’elle puisse continuer à s’offrir, et au maintien du partage qui permet à tous et toutes de vivre de la générosité de son don. Nous sommes dans un univers nécessairement relationnel qui avance vers sa plénitude et construit son unité à partir de toutes les relations basées sur le don qui a lieu entre les êtres.

Cette chose essentielle, je le redis, ce sont les Innus qui me l’ont apprise, et elle constitue maintenant l’assise même de ma compréhension du christianisme. Mission chez nous? Oui, très certainement, c’est le fruit de leur mission auprès de moi, en tout cas!

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